Georges Peignot

L’Auriol

L’HISTOIRE NE DIT PAS COMMENT GEORGE AURIOL (de son vrai nom Georges Huyot) a fait la connaissance de Georges Peignot. Il ne fait aucun doute que le seul courage de créer un caractère entièrement nouveau lui a attiré les faveurs de nombreux artistes intéressés par la Lettre. La flamme Art Nouveau de Georges ne s’étant en aucune façon assagie, il est normal que son choix se soit porté sur ce chansonnier-poète amoureux de calligraphie. Auriol dessinait ses lettres au pinceau, ce qui explique la mobilité du trait, l’envolée des hastes, l’architecture presque chinoise de certaines lettres.

Caractère de fantaisie ou caractère de labeur ?

À peine se sont-ils vus qu’Auriol se met au travail, inspiré par l’alphabet Grasset que Georges lui a montré. Haut, étroit et maigre, son caractère est baptisé la Française Légère. Déposé le 11 octobre 1899, il représente aussitôt l’Art Nouveau dans tout son mouvement, son charme juvénile, son maniérisme désinvolte, sa souplesse harmonieuse. Bien entendu, la famille Peignot très conservatrice reproche à son gérant cette création risquée ; un critique d’art, aimant bien Georges, n’a-t-il pas fait savoir, à la publication du Grasset, sa crainte de voir le jeune fondeur se lancer dans le “haïssable modern style” ? On y est en plein ; c’est à droite un tollé, à gauche l’enthousiasme.

Le vrai dilemme est autre part. La Française Légère est un caractère de fantaisie. Si l’on s’avise d’en faire un caractère de texte, comme l’a fait la Revue satirique Le Canard Sauvage qui n’a vécu qu’un an, les lecteurs ont rapidement la vue fatiguée par l’agitation des lettres, le constant excès d’élan donné au sage schéma de nos aïeux. Ceci veut donc dire que ce caractère, contrairement aux caractères de labeur, est destiné par sa forme aux textes courts, qu’il s’agisse de publicité, de citations, de sous-titres etc. Georges lui-même s’en inquiète car, pour un fondeur, qui dit fantaisie dit peu d’usure du plomb donc peu de renouvellement des caractères. Avec deux ans de retard l’Auriol “fait un tabac” à la fonderie, mais sur la durée le Grasset continuera sa course alors que l’Auriol s’essoufflera et s’arrêtera.

En 1904, pour faire face à ses détracteurs, Georges Peignot lance l’Auriol Labeur, en 1905 la Française Allongée, en 1906 l’Auriol Champlevé, et en 1907 la série des huit Robur : noir, pâle, tigré, clair-de-lune, etc. S’il reconnaît publiquement que les Robur (gras) sont conçus pour la publicité et le Champlevé pour les titres, il voudrait que les autres créations de George Auriol soient achetées pour des textes. En vain ! Son entêtement fait peine, l’intention était si pure !

Mais si la leçon donnée par Grasset n’a pas été suivie en ce qui concerne les caractères, elle a porté pour les ornements et c’est un bonheur. Tout d’abord en juillet 1901 sort une plaquette : Album d’application des nouvelles créations françaises pamphlet argumenté par Francis Thibaudeau en faveur de l’Art Nouveau. Puis l’année suivante deux séries de “lianes, fleurs, flammes” que le typographe met en pages sous forme de deux opuscules : Vignettes Art Français et Ornements français qui prendront 31 pages du Specimen général. George Auriol lâché dans la jungle végétale de l’Art Nouveau a un goût, une inventivité, une jeunesse d’esprit qui, avec son talent, permettent un décor typographique d’une extrême richesse.

Spécimen Rétrospective, 1903

Spécimen Rétrospective, 1903

Un monument typographique

Ce n’est qu’après avoir lancé les treize corps du Grasset et la Française Légère (cinq corps), que Georges a décidé de faire paraître un “Specimen”. Il s’agissait en l’occurrence de profiter de l’énorme succès de ses nouveaux caractères pour faire connaître aux clients toute la gamme des caractères détenus par la Fonderie G. Peignot & Fils grâce aux fonds David et Longien. Que le nom Peignot ne soit plus jamais assimilé à “fondeur de blancs”…

Ampleur du projet : deux tomes de 450 et 200 pages. Générosité de la mise en pages : 7 têtes de chapitres en 4 couleurs et présentation aérée de chaque caractère ou ornement, souvent en deux couleurs, avec déclinaison de différents corps dans des phrases amusantes ou instructives. Utilité du volume : tous les détails techniques pouvant servir à un imprimeur sont clairement exposés sous forme de tableaux, listes, schémas : tarifs de retour des vieilles fontes, dimensions des différents formats pliés, instruction sur la coupe des filets etc. Sérieux du texte. Le dernier chapitre est consacré par Francis Thibaudeau à une rétrospective de la typographie et de ses décors. Le deuxième tome qui ne paraîtra qu’en 1906 sera une illustration par pages entières des caractères les plus importants énoncés dans le premier volume. On offre avant tout à l’imprimeur la possibilité de se faire une idée de la lisibilité et de la “couleur” de chaque caractère. Ces deux volumes furent abondamment distribués.