EORGES, LE FRANC-TIREUR de
la très bourgeoise caste Peignot, a eu le temps dans
ses ermitages allemands de se faire une opinion sur la typographie
de lépoque. À peine arrivé à
lusine il a fait le siège de son père
et la convaincu que la création typographique
stagnait depuis plus dun siècle. En France
Didot et Elzevir, copie de Didot et copie dElzevir
(même dans les fonds rachetés par Gustave).
Un peu inquiet des tendances Art Nouveau de son fils mais
confiant dans son intelligente connaissance de lart
de la Lettre, le père autorise le jeune pionnier
à explorer le terrain.
Eugène Grasset
Georges a déjà balisé son chemin et
il se rend directement chez Eugène Grasset. Architecte
diplômé du Polytechnicum de Zurich, célèbre
par son illustration des Quatre Fils Aymon, Grasset, comme
le veulent les fondateurs de lArt Nouveau, est habile
dans de nombreux arts : son mobilier pour Ch. Gillot est
maintenant au musée des Arts Décoratifs, il
a décoré le fameux cabaret du Chat Noir, il
est dessinateur de nombreuses affiches, de timbres, de titres
et maquettes de livres, de motifs pour textiles imprimés
et papiers peints, créateur de vitraux, bijoux, mosaïques
Georges a entendu dire quoutre les lettres de titres,
il aurait dessiné un alphabet. Art Nouveau ? Savoir
!
Le nom de Peignot névoque vaguement pour Grasset
que ce philologue et bibliophile bourguignon du milieu du
siècle, Gabriel Peignot, un homonyme. Son jeune visiteur
(il a 25 ans) lui dit quil veut révolutionner
lart typographique français tellement endormi
sur son acquis séculaire. Il considère que
léclosion de lArt Nouveau dans tous les
arts donne à la typographie française loccasion
de rompre avec le style compassé des alphabets courants.
Il veut un alphabet Art Nouveau.
Grasset tempère le zèle de son visiteur.
Même un style très en vogue ne changera rien
au fait que le dessin des caractères est figé
depuis 450 ans. Que les lecteurs ont ce dessin dans lil
et ne peuvent physiquement pas accepter quon en bouleverse
lordonnance. Cen est au point que personne nose
plus toucher aux alphabets régnant. Il en sait quelque
chose puisquil a librement adapté au calame
lalphabet de Nicolas Jenson pour son livre Méthode
de composition ornementale, issu du cours quil
donne à lécole Guérin. Il a cherché
une fonderie qui graverait ce caractère. Personne
nen a voulu.
Georges qui a demandé à voir cet alphabet
oublie ses ambitions Art Nouveau quand Grasset le lui dévoile.
Entièrement classique, le dessin au calame (bec de
roseau) est pourtant nouveau. Des gras dun noir opulent
succèdent à des traits dune grande finesse.
Cest le tracé calamique. Asymétrie des
empattements, O désaxé, boucle
du e dans la diagonale du carré, obliques
grasses des capitales liées à des traits maigres
(et non filiformes comme dans le Didot). Cest un bonheur
des yeux. Grasset présente alors litalique
qui au lieu dêtre une adaptation de lécriture
manuelle est un caractère en soi.
Dun geste Georges fait mine demporter le tout.
Il faut présenter sa découverte à son
père. Grasset lui rappelle ses rêves Art Nouveau.
Il faut lui dit-il envisager lusage de ce style dans
des décors et vignettes qui saccordent au caractère.
Très pris pour linstant il ne pourra en dessiner
que quelques uns mais Maurice de Lambert pourra se charger
du plus gros.
Un succès français
Georges obtient laccord appuyé de son père.
Le 7 octobre 1897 il dépose le caractère au
nom de Gustave Peignot et confie sa gravure à Eugène
Parmentier. Pour permettre des compositions harmonieuses
il décide de produire treize corps du même
caractère et pour la première fois dans
un atelier français on établit léchelle
des corps dun caractère par réductions
photographiques du dessin dauteur (Thibaudeau).
En automne 1898 sort, imprimé en Grasset, Les
aventures merveilleuses de Huon de Bordeaux, chanson
de geste. Le monde de la typographie est alerté et
paraît favorable.
En 1900 sept corps seulement sont gravés. Les demandes
affluent. Il faut commercialiser. Georges et Francis Thibaudeau,
typographe de grande qualité quil vient dengager,
créent une petite plaquette Grasset (20x24) dun
discret mais très bon goût. Georges nose
plastronner devant sa famille hostile à ses idées
de renouveau. (Nos aînés nous ont
laissé de tels monuments dart que nous ne pouvons
espérer les dépasser) À lenvoi
des plaquettes correspond un afflux de commandes. Parallèlement
les éloges de la presse spécialisée
et des connaisseurs dart déferlent. La petite
usine Peignot est embouteillée.
Son succès lui doit , à 29 ans, la reconnaissance
de ses pairs : il est pour deux ans trésorier de
la Chambre Syndicale. Mais aussi on le copie : en juin 1902
il fait saisir des caractères à la fonderie
Renault. Malgré les délais de livraison il
voudrait que son beau caractère envahisse aussi les
marchés étrangers, mais il revient bredouille
dAngleterre où on trouvera son Grasset too
Gallic in flavour.
Le 26 mars 1902, il signe chez Me Lindet lacte de
vente dun terrain de 3 226 m2 au coin des rues Cabanis
et Ferrus. Larchitecte P. Friesé soumet un
devis de 327 000 F que la veuve de Gustave accepte et signe.
Les ingénieurs Robert (Arts et Métiers) et
Lucien (Centrale), ses frères, vont aux USA choisir
les nouvelles fondeuses automatiques. Lusine est inaugurée
le 16 octobre 1904.
Le procès en contrefaçon contre Renault a
lieu en février 1905. Alors que le plagiat est flagrant,
le jugement est rendu contre G. Peignot & Fils , condamné
en tous les dépens à titre de dommages
et intérêts. La cour reproche à
Peignot davoir copié Gryphe (XVI° siècle)
dont luvre appartient à tous et peut
donc être copiée par Renault. Le tracé
très personnel du calame et autres signes distinctifs
du Grasset ne sont pas même aperçus. Le Grasset
sera condamné deux autres fois. En 1911 on lit :
Le Grasset acquiert tous les jours une notoriété
plus grande
dans lhistoire judiciaire de la
fonderie typographique. Cest en juin 1973
à Vienne que lA.TYP.I. fondée par Charles
Peignot obtiendra la protection internationale des créations
typographiques.
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